Jean-Philippe Pierron, philosophe 

Le 6 décembre 2023, nous avons eu le plaisir d’inviter Jean-Philippe Pierron, philosophe et maître de conférences spécialisé en « éthique et droit » à la Faculté de Philosophie de l’Université Jean Moulin, Lyon III, directeur scientifique de la Chaire Valeurs du Soin à Faculté de Philosophie de Bourgogne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, notamment « L’éloge de la main » publié chez Actes Sud en 2023, « Je est un nous » paru en 2021 chez Actes Sud, « Travail du soin, Soin du Travail » (direction) chez Seli Arslan en 2020, et « Vulnérabilité, Pour une philosophie du soin » aux Presses universitaires en 2010.

Nous avons proposé à Jean-Philippe de nous rencontrer pour discuter de son ouvrage intitulé « L’éloge de la main, comment le toucher soigne notre présence au monde, aux autres et à nous-même », ainsi que pour aborder le sujet de la phénoménologie1. Jean-Philippe fait référence aux travaux du philosophe G. Bachelard, dont il est l’un des critiques éclairés. G. Bachelard, philosophe français reconnu dans les domaines des sciences, de la poésie, de l’éducation et du temps, a occupé le poste de directeur de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques (IHST). Il demeure l’une des figures éminentes de l’école française d’épistémologie2

G. Bachelard a développé le concept d’obstacle épistémologique, soulignant que pour rechercher la vérité scientifique, il est nécessaire de rompre avec notre relation intuitive au monde. Une distance doit être instaurée entre nos expériences sensorielles du monde, correspondant à notre attitude naturelle, et l’accès à la connaissance. Selon ce paradigme, le sensible et l’intuitif peuvent nous égarer, comme l’exprime la citation : « Penser, c’est dire non à ce monde que je vis. » L’ensemble de la tradition des philosophies de la science françaises trouve son origine dans la pensée de Bachelard et a contribué à façonner notre modèle scientifique et technique.

Cependant, G. Bachelard est également le philosophe de la Poétique des éléments, une perspective opposée à l’attitude épistémologique. « Si en science, nous visons l’impartialité, cherchant l’exactitude et l’expérience répétable, alors en poétique, nous cultivons la partialité, la rectitude. » La prétendue dualité de l’œuvre de G. Bachelard a souvent été débattue, mais selon Jean-Philippe Pierron, qui assure l’édition critique d’un ouvrage posthume intitulé « Le droit de rêver », l’œuvre est plus subtile. Ce travail constitue d’ailleurs le point de départ de la rédaction de « L’éloge de la main ». G. Bachelard soutient qu’il existe différentes façons de percevoir notre monde, impliquant ainsi plusieurs vérités. Pour comprendre et analyser la vérité poétique, Bachelard propose de recourir à la phénoménologie. L’attitude phénoménologique consiste à suspendre notre attitude naturelle (ou attitude biomécanique), notre « epoké »3 signifiant la suspension du jugement, ainsi que toutes nos postures qui qualifient le monde en fonction des intérêts que nous projetons sur lui, afin de laisser apparaître ce qui se donne de manière originelle en amont.

Jean-Philippe Pierron, philosophe spécialisé dans le domaine du soin et directeur de la Chaire Valeurs du Soin à la Faculté de Bourgogne, nous invite à réfléchir à la qualité de nos gestes à la suite de son exploration du texte intitulé « Le droit de rêver ». Selon lui, les gestes artistiques, les gestes des artisans, les gestes du quotidien, ainsi que les gestes utiles et sensibles, ouvrent la voie à une multitude de façons d’être et d’habiter, en utilisant le tact pour entrer en relation avec soi-même, avec les autres et avec notre environnement.

Jean-Philippe nous propose trois approches pour décrire un geste :

  1. La première consiste en une description à partir d’un modèle géométrisant selon un point de vue ergonomique et technique, qu’il nomme le geste biomécanique.
  2. La deuxième implique une description basée sur les procédés techniques mis en œuvre. Les mouvements de la main sont guidés par des méthodes et inscrits dans un modèle, ce qu’il désigne sous le terme de geste instruit.
  3. La troisième approche est la description du geste selon le « style » singulier de l’auteur, que l’on pourrait également appeler attitude ou « Dasein ». Elle reflète la qualité de notre présence dans le geste, ce qui en fait sa singularité, et est appelée le geste d’attention. Selon Jean-Philippe, « Un geste habité est un geste d’attention. »

Dans le domaine du soin médical, l’un des défis consiste à concilier l’efficacité nécessaire d’un geste professionnel de soin avec son aspect relationnel. Selon Jean-Philippe, les médecins, souvent absorbés par la technique, peuvent perdre le contact tactile en raison de l’importance accordée à l’imagerie médicale. Il souligne que les radiologues, dans leur quête pour mieux visualiser la maladie, peuvent parfois ne plus vraiment observer le patient, entraînant ainsi une transformation progressive de la relation soignant/patient. Pour maintenir la médecine comme une pratique centrée sur la relation, il est impératif de reconsidérer les gestes médicaux. Cela nécessite de conserver la technicité tout en insufflant une singularité et une attention renouvelée dans ces gestes. La médecine biomédicale occidentale, fondée sur la séparation des qualités physiques et des propriétés sensibles, a créé un modèle du corps qui diffère de la réalité vécue par le patient. L’imagerie médicale a notablement altéré les relations, plaçant parfois la maladie au premier plan au détriment du malade. Jean-Philippe nous encourage à réfléchir aux conséquences de ces outils techniques sur les gestes des soignants et à explorer la question soulevée par G. Bachelard dans « Le droit de rêver ».

Le geste singulier, en suscitant l’attention, favorise une disponibilité retrouvée en amont des dispositifs médicaux. L’approche phénoménologique nous enseigne à nous affranchir de nos modèles et de nos représentations, une démarche naturelle pour les artistes. Ainsi, en examinant la qualité des gestes artistiques, nous sommes en mesure d’interroger les autres gestes et leur relation à la présence.

L’attitude phénoménologique implique de décrire la main en amont de toute finalité technique, de transcender la distinction entre sujet et objet, et de se questionner sur le rapport le plus adapté au monde. Longtemps, la philosophie a accordé une priorité au regard, considérant la raison comme une lumière naturelle et la vision comme le sens majeur offrant une perspective du monde. Cependant, des philosophes tels que G. Bachelard et M. Merleau-Ponty, français, se tournent vers la phénoménologie pour proposer une perception alternative du monde. Ils remettent en question l’idée d’une vision panoramique et distanciée en considérant le regard comme un sens tactile. Ainsi, regarder ne serait-il pas également être touché ? Ils proposent de repenser le regard à partir du tact plutôt que de la vision perspective.

« Un corps humain est là quand entre voyant et visible, ente touchant et touché, entre l’œil et l’autre, entre la main et la main se fait une sorte d’entrecroisement, quand s’allume l’étincelle du sentant-sensible … Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n’y sont que parce qu’elles éveillent un écho dans notre corps, parce qu’il leur fait accueil. » M. Merleau-Ponty4

Le sens du toucher présente une particularité intrigante : lorsque nous touchons quelque chose, un phénomène étrange se produit, nous sommes immédiatement touchés en retour. Lorsque nous entrons en contact tactile, l’objet ne devient pas simplement un élément que nous saisissons, il établit immédiatement une relation. Cette relation se forme en amont de la dichotomie sujet-objet, constituant une relation pré-intentionnelle. M. Merleau-Ponty établit un lien entre cette idée et l’approche Gestalt5. La Gestalt6 (ou théorie des formes) attire son attention car, au lieu de fragmenter les parties d’un ensemble, elle considère l’ensemble comme une trame de relations, s’intéressant aux échanges et aux dynamiques entre les parties et leur environnement.

En 1890, Christian von Ehrenfels formule pour la première fois le concept de Gestalt dans un article intitulé « Über Gestaltqualitäten ». Il explique que, dans les actes de perception, nous ne juxtaposons pas simplement une série de détails, mais nous percevons des formes globales (Gestalt) qui unissent ces éléments entre eux.

Ces entrelacs et échanges poreux captivent également G. Bachelard, qui les explore dans ses poétiques et dans son concept d’imagination matérielle. « En science, on teste les images, voire on les dénigre », nous signale Jean-Philippe. En science, l’objectif est souvent d’éliminer les aspects imaginaires pour se concentrer sur la connaissance. Un exemple parlant est la table du chirurgien, où le sensible et le singulier ont été écartés pour maintenir une surface technique aseptisée et uniforme, quel que soit le patient opéré.

Dans la poétique de G. Bachelard, c’est la « praxis laborante » qui intéresse Jean-Philippe Pierron7
« Dans le travail de la matière il y a, me semble-t-il, une étroite union des deux facultés qu’on aime volontiers, qu’on donne volontiers comme contraires : l’imagination et la volonté. L’imagination matérielle fait vraiment une synthèse de l’image et de la force ; elle n’est plus une simple faculté d’évasion ; elle nous apporte des images et des progrès et des projets qui séduisent vraiment la volonté. » G. Bachelard8.

Quel statut accorde-t-on à l’imagination, qui a fait l’objet de critiques sévères pendant de nombreuses années ? Selon Pascal, « L’imagination est maîtresse d’erreurs, de faussetés, d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ». L’imagination tend à produire du vraisemblable plutôt que du vrai. Pour Malebranche, « C’est une puissance pathologique, c’est la folle du logis ! ». En revanche, selon G. Bachelard, l’imagination ne se réduit pas uniquement à des sources d’erreurs et ne se limite pas à reproduire des images trompeuses. Il souligne la nécessité de distinguer entre les différentes formes d’imagination. G. Bachelard fait une distinction entre l’imagination formelle, qui combine des formes existantes, et l’imagination matérielle, qui habite « le point de conjonction du sujet et du monde ». C’est cette dernière forme d’imagination qui intéresse particulièrement G. Bachelard. Selon lui, les expériences matérielles que nous vivons avec le monde stimulent notre créativité. Il existe une relation originelle entre notre perception du monde et les matières qui la suscitent. Les matières ne sont pas simplement des objets sur lesquels nous projetons nos pensées intérieures, nos fantasmes ou nos projets, ni des réalités qui nous imposent mécaniquement leur logique. La rencontre avec une matière éveille naturellement des rêveries.

Rêver la terre, l’eau, le feu…le mou, autant de matières qui éveillent des imaginaires spécifiques. La matière nous suscite au moment où nous la mettons en forme. C’est cette connexion-là qui relève de l’attitude phénoménologique, d’attention particulière. Il y a une instruction réciproque. La matière guide la main qui instruit en retour la forme qu’elle est en train d’informer. 

Aujourd’hui, où la nature de la matière subit des transformations de statut et où les techniques modifient nos gestes, Jean-Philippe Pierron s’interroge sur nos approches et nos gestes d’interaction lorsque ces matières deviennent administrées. Le lien entre la main et les matières, tel que décrit par G. Bachelard dans ses poétiques, était initialement associé aux métiers artisanaux d’antan. Cependant, l’Art d’entrer en matière est désormais médiatisé par des outils numériques de plus en plus présents, passant souvent par des écrans. Cette évolution a entraîné un changement dans nos gestes, où un simple geste sur un écran numérique peut initier l’interaction, l’entrer en matière quelques soit le sujet, éliminant la singularité au profit de la standardisation et de la normalisation. Dans ce contexte, peut-on toujours parler de geste d’attention ?

Dans l’artisanat, chaque outil portait une qualité d’attention lorsqu’il entrait en contact avec la matière, créant ainsi une mémoire vive. G. Simondon, philosophe des techniques héritier de Bachelard, considère les instruments comme des extensions humaines, porteurs de schèmes et du style de leur utilisateur. Cependant, avec la standardisation actuelle des matériaux et la taylorisation des processus de production, les métiers, selon G. Bachelard, doivent être repensés du point de vue de l’onirisme des travailleurs et de la volonté. La métrologie, en tant que science de la mesure, a parfois conduit à priver les gestes de leur expertise au profit de procédures. L’expérimentation a été supplantée par l’expérience. Quelle est donc la qualité des gestes dans un monde technique normalisé ?

Actuellement, la question de la main, initiée par G. Bachelard, est cruciale à réexaminer, surtout dans le contexte d’une crise des soins. Si le concept de Care est de plus en plus invoqué, c’est parce que l’attention, qui constitue la singularité de chaque individu, est mise à mal et souvent refusée. Si le geste marque de manière singulière notre entrée en matière avec le monde, quelles sont les structures institutionnelles, éthiques et politiques qui permettent de préserver ces qualités singulières ? Jean-Philippe souligne que la souffrance au travail découle en partie de la perte de certains gestes et du transfert du savoir gestuel vers le procédural. Comment, au sein de procédures et avec des matières standardisées, parvient-on à maintenir la créativité ? La rationalisation entrave les micro-variations imaginatives.

Quelles solutions inventer pour prendre soin des mains, c’est-à-dire de l’entrée en matière des êtres humains, tout en préservant leur créativité ? Peut-on envisager des structures collectives qui rendent cela possible ? L’attention est souvent évoquée car notre sens de la présence est attaqué !

En 2019, les infirmières ont mené une « grève du codage » en refusant la tarification à l’acte qui entrave leur présence aux patients et réduit leur disponibilité. Leur qualité d’attention est mise à mal. La lecture de Bachelard nous invite à réfléchir sur l’écologie de l’attention de la main. Comment réinstaurer un rythme dans des structures dominées par la cadence et la synchronisation, voire l’ultra-synchronisation ? Il s’agit de créer des interstices pour rétablir des microrythmes et résister à la cadence productiviste. G. Bachelard propose l’imagination matérielle comme une puissance d’émancipation ouvrant des voies exploratoires et des possibilités.

« Si vous dites imagination, faculté des possibles, vous en faites une puissance émancipatrice qui questionne quel sont les espaces et les temps où il est possible de les possibiliser ! … Nous sommes tous pris dans des parcours, des logiques, pour ouvrir des possibles, faut-il exploser le cadre (révolution) ou faut-il le réaménager, le retravailler (réforme), pour pluraliser les possibles. »

Alors que nous vivons une forme d’aliénation heureuse, la question cruciale se pose : comment pouvons-nous nous émanciper pour retrouver notre capacité d’agir, face à la confusion croissante entre nos besoins authentiques et nos désirs influencés par la puissance des outils numériques ? Ces outils contribuent à la création d’un « moi numérique » qui se superpose à notre identité analogique, détenant parfois une connaissance plus approfondie de nos désirs et de nos supposés besoins que nous-mêmes. La distinction entre notre quête authentique et ce que nous croyons rechercher devient de plus en plus floue. Résister à la force de ce « moi numérique », facilement accessible et omniprésent, représente un défi. Si nous aspirons à des individus émancipés, il est impératif d’inventer des outils qui soutiennent notre capacité de désir et notre attention, une question à la fois politique et éthique.

Jean-Philippe nous pousse à réfléchir sur les enjeux liés à notre travail, notamment en tant que designers lorsqu’on s’inscrit au sein d’institutions publiques telles que les hôpitaux ou les collèges. Devons-nous adopter « l’insurrection du geste minuscule » pour réformer ou révolutionner ? Il encourage une approche axée sur « la clé de soin » pour induire une pratique de contreculture, seule voie permettant de réintroduire des gestes d’attention.

Les recherches-actions menées par les doctorants du groupe Symbiose semblent s’apparenter à des aires transitionnelles de jeu, telles que définies par D. Winnicott9. Maintenir le jeu signifie créer des espace-temps où la variabilité des possibles est possible, où l’on peut s’essayer de manière différente. Bien que le design soit actuellement reconnu comme un acteur de transformation des institutions, cette évolution est récente, et il faudra du temps pour en évaluer les impacts concrets. Néanmoins, il semble que le design, en tant que pratique du changement par l’esthétique, ait toujours travaillé en relation avec une diversité d’acteurs. En tant que médiateur et interface au sein d’un réseau complexe de relations, le design possède la qualité qui lui permet aujourd’hui d’initier des expériences vitales pour des systèmes en crise, en inventant des interstices favorisant le temps de l’attention.

1 /  La phénoménologie (du grec phainómenon, « ce qui apparaît », et lógos, « étude ») est un courant de pensée philosophique, fondé par Edmund Husserl, au XX°, comme discipline empirique. Il vise à appréhender la réalité telle qu’elle se donne, à travers les phénomènes.

2 /  https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard, consulté le 17 décembre 2023

3 /  https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard, consulté le 17 décembre 2023

4 /  Merleau-Ponty M. (1964), L’œil et l’esprit, Folio essais, p. 20

5 / Merleau-Ponty M. (1945), Phénoménologie de la perception, Gallimard tel, p. 129

6 / « Fait, pour une entité perceptive, d’être traitée par le sujet comme un tout plutôt que comme une juxtaposition de parties.» Définition Larousse

7 /  Pierron (Jean-Philippe), « Travail, matière et imagination. Pour une analyse

bachelardienne de la praxis laborante », Éthique, politique, religions, n° 13, 2018 – 2, Imaginaire et praxis. Autour de Gaston Bachelard, p. 147-167

8 /  Bachelard G., La terre et les rêveries de la volonté, Essai sur l’imagination de la matière [1948], 2004, p. 46-47.

9 /  Winnicott D. (2002), Jeu et réalité, l’espace potentiel, Folio Essais