Marie Corié designer 

Le 25/10/2023, nous avons invité, à EnsadLab, dans le groupe Symbiose, la designer Marie Coirié. Première designer intégrée dans un hôpital, Marie a co-fondé en 2016 avec Carine Delanoë-Vieux le lab-ah (laboratoire de l’accueil et de l’hospitalité) au GHU-Paris (Groupement Hospitalier de Territoire de Paris Psychiatrie et Neurosciences).

Après des études en DMMADE de sculpture appliquée aux matériaux de synthèse à Olivier de Serres, Marie intègre l’ENSCI-Les Ateliers. En dernière année de master, elle participe au concours France Alzheimer, sur l’aide à l’autonomie des personnes atteintes par cette maladie, organisé par la Cité du design de Saint-Étienne. Cette première expérience associant le design et le soin marquera fortement son parcours. Marie décide très vite d’utiliser les outils et les méthodes du design pour accompagner de nouvelles politiques publiques en matière de santé, d’inclusion sociale et d’éducation. Elle travaillera notamment avec la 27ième Région et la Fabrique de l’hospitalité, premier laboratoire d’innovation culturel intégré aux hôpitaux de Strasbourg. 

En 2014, elle rencontre Carine Delanoë-Vieux, déléguée culturelle des hôpitaux de Marseille.  Elles co-fondent deux ans plus tard le premier laboratoire intégré à un hôpital associant des compétences culturelles et en design.  


Contexte du GHU Paris : 

En 2016, les hôpitaux Sainte-Anne, Maison Blanche et Perray Vaucluse entament un projet de fusion pour devenir en 2019 le premier groupement hospitalier parisien dédié aux maladies mentales et au système nerveux. Cette union est organisée sous l’égide de Sainte-Anne. Le climat de rapprochement est tendu. Maison Blanche et Perray Vaucluse redoutent que Sainte-Anne, acteur majeur et historique en soins et recherche psychiatrique, impose son mode de fonctionnement. Le lab-ah relève d’une commande de la direction ayant pour mission d’effectuer un travail d’accompagnement des équipes vers cette transition, de respecter les cultures hospitalières de chacun des établissements tout en cheminant vers un projet commun. Le GHU est réparti sur 94 sites avec 5 500 patients, dont 5% sont hospitalisés.

Dès 2016, le GHU rencontre des difficultés à recruter et à conserver ses équipes soignantes. Les conditions de travail deviennent de plus en plus difficiles. La grande mission du lab-ah est de travailler sur l’accueil et l’hospitalité, pas seulement des patients, mais aussi des soignants, afin de remobiliser les équipes, d’offrir un cadre de travail agréable qui incite à rester et améliore le climat général. Carine et Marie sont intégrées au comité de direction. Leur positionnement non-soignant se révèle être un atout. Elles sont celles qui observent, regardent, et analysent les situations en étant extérieures aux usages et habitudes des praticiens. C’est ainsi qu’elles pourront proposer d’accompagner les équipes sur de nouvelles modalités en utilisant le design et l’esthétique comme outils soignants. C’est par une approche sensible et poétique du terrain, à l’échelle de l’interstice, que Carine et Marie proposent leurs premières interventions.

Très vite, Marie découvre que les équipes soignantes sont sensibles et intéressées par la qualité des espaces et son influence sur les interactions entre les personnes. La psychiatrique[1] a conscience de l’importance de l’environnement sur l’humeur de ses patients et cela depuis les années 1960. Marie rencontre des équipes favorables avec lesquelles elle pourra assez rapidement déployer des expérimentations. Comme la maladie psychiatrique est une maladie de la « relation à soi, aux autres et à son environnement », le design, comme le souligne Marie Coirié, est un levier de soutien à la relation et donc un outil pertinent dans le contexte hospitalier.

Commencer un travail de design dans un contexte nouveau et peu habituel nécessite, en premier lieu, d’expliquer ce que l’on entend par design. Force est de constater que le design est peu connu voire mal compris du grand public. Pour la plupart, le design est associé à des objets d’édition ou de décoration. Le lab-Ah s’inscrit dans ce qu’on appelle le design social[2]. Carine et Marie ont procédé en amont à une veille pour créer des fiches de projets exemplaires qu’elles ont pu partager avec les équipes du GHU. Ces fiches leur ont permis d’expliquer leur démarche, le projet envisagé et les processus à déployer. Marie encourage à éviter l’usage d’un jargon spécifique au design et à utiliser un vocabulaire compréhensible de tous pour favoriser le dialogue et la confiance.

Marie s’interroge toujours en amont de chaque projet sur les possibilités offertes par ses compétences associées à celles des équipes qu’elle rencontre. Elle dit qu’il faut « trouver un écho », « cela nécessite de comprendre ce qui intéresse ton interlocuteur, ses préoccupations », pour pouvoir réaliser un projet adéquat.

En 2017, après un an, le lab-ah augmente son équipe et recrute deux designers. S’ensuit une période de trois ans de travail qu’elles nomment « les Chantiers d’attention ». C’est un travail minutieux axé sur le « prêter attention aux détails qui incarnent l’hospitalité ». Elles engagent des partenariats avec des écoles de design et des groupes de recherche. C’est une période d’exploration, de mise en place des premiers chantiers, et de réalisation de premiers prototypages.

En 2020, un nouveau directeur général arrive au GHU. Il s’intéresse immédiatement au travail du lab-ah et soutient leur action en leur demandant de déployer les expérimentations à une échelle plus large. Cette étape leur demande de passer à une diffusion plus étendue des projets. Pour cette diffusion, elles refusent de fonctionner en dupliquant les projets, ce qui leur semble inadéquat. Elles privilégient la création de trames communes, d’outils pour la formation et l’aménagement, de tutoriels afin de créer des dispositifs souples et adaptables en fonction du contexte de l’unité dans laquelle le projet s’inscrira.

L’enjeu majeur est l’appropriation par les équipes pendant et après la conception. Comment faire pour que le projet existe toujours alors que le designer a fini son travail, que les équipes soignantes impliquées dans la conception ont quitté le service. Cela nécessite des outils.


[1] Dès les années 60, la psychiatrique avec la psychothérapie institutionnelle s’interroge sur les espaces soignants comme outils de soin tente de rompre avec les pratiques asilaires antérieures et de favoriser les soins ambulatoires dans la Cité. Le Groupe de travail de psychothérapie et de sociothérapie institutionnelles est fondé en 1960 par François TosquellesJean Oury, Roger Gentis, Horace Torrubia, Jean Ayme, Yves Racine, Jean Colmin, Maurice Paillot et Hélène Chaigneau, puis il est rejoint notamment par Félix GuattariGinette Michaud, Claude Poncin, Henri Vermorel, Michel Baudry, Nicole Guillet, Robert Millon, Jean-Claude PolackGisela Pankow et Jacques Schotte

[2] Dans le monde du design, le design social est parfois défini comme un processus de conception qui contribue à améliorer le bien-être humain et les moyens de subsistance. Le design social s’inspire entre autres de l’idée de Victor Papanek selon laquelle les designers et les professionnels de la création ont une responsabilité et sont capables de provoquer un réel changement dans le monde grâce à un bon design. https://fr.wikipedia.org/wiki/Design_social#cite_note-1

Elles définissent plusieurs orientations de travail pour engager la mise à l’échelle :

+ Les médiations thérapeutiques : ce sont des dispositifs, des outils, des artefacts pour accompagner le patient dans le retour à la cité. Comme les lits sont chers, les hospitalisations de plus en plus courtes, il faut savoir bien accompagner les patients dans le retour à leur quotidien pour éviter les rechutes.

+ La prévention des crises : ce sont plusieurs dispositifs comme l’espace d’apaisement, la salle de retour au calme pour les enfants atteints de troubles du spectre autistique, le dispositif d’écoute multimodal (Psyson) ou encore les cartes émotions. L’un des objectifs de l’hôpital psychiatrique est la réduction des passages en isolement ou la prise d’anxiolytiques. Les espaces d’apaisement ont été identifiés par la Haute Autorité de Santé comme un dispositif utile. Depuis 2022, un décret impose à chaque unité de se doter d’un salon. Le lab-ah a conçu le premier salon d’apaisement au GHU Paris sur le site d’Avron. Il conçoit aussi des dispositifs de prévention à plus petites échelles qui nécessitent moins de moyens, comme les cartes émotions. Les patients ont du mal à identifier et gérer leurs émotions. Ces outils simples sont un aide efficace.

+ Conférences, journées d’étude, publications (sensibilisation) et projets pédagogiques permettent de sensibiliser les équipes soignantes, de préparer les terrains d’action futurs.

Le lab-ah définit sa méthode de travail selon trois axes : l’ancrage au terrain comme condition nécessaire au projet, l’intersection des disciplines et des publics, et le déploiement à différentes échelles, du micro au macro.

Description de deux projets :

Psyson est un dispositif d’écoute multimodal. Ce projet, issu d’un partenariat pédagogique, s’est transformé en recherche clinique. Le contexte de départ résulte des premières observations et analyses sur le terrain. Marie constate que de nombreux patients écoutent de la musique au casque ou avec une petite enceinte collée à leur oreille. Les patients souffrant de schizophrénie, en particulier, ont recours à l’écoute pour atténuer leurs hallucinations sonores. Ces patients, déambulant, semblent enfermés dans leurs bulles de musique et coupés des autres alors que l’enjeu thérapeutique vise à les réintégrer dans la relation avec autrui. Comment encourager la relation alors que le patient est enfermé dans son écoute apaisante ? Le lab-ah en fait un sujet de workshop. Pendant deux semaines, une trentaine d’étudiants de l’ENSCI et du Master design sonore de l’ESAD du Mans, en partenariat avec l’IRCAM, travaillent sur le sujet. Huit services intra et extra hospitaliers pour adultes et enfants accueillent les étudiants. Douze prototypes sont réalisés et testés in situ. Les soignants expriment leur désir d’utiliser les dispositifs. Après un travail d’analyse et de synthèse d’un an, Le lab-ah décide de lancer « Psyson », « un projet de recherche à la croisée de la clinique, des technologies pour la musique et le son, et du design. » Le dispositif est intégré dans un programme de soins infirmiers et adapté individuellement aux patients. Le projet est adossé à une recherche clinique de 3 ans, portant sur deux groupes de patients souffrant de troubles schizophréniques ou bipolaires. Le prototype final ressemble à un coussin amovible qui peut être installé soit sur un fauteuil soit sur le lit du patient. Un développement technique a permis de créer un objet confortable pour une écoute sonore de grande qualité, le son est diffusé par des écouteurs et par une vibration au niveau du dos qui procure une sensation d’être traversé par la musique. L’objet est utilisé et activé par le biais d’un entretien soignant. Une application a été conçue pour choisir et composer une playlist spécifique pour chaque patient. Les soignants suivent une formation pour utiliser le dispositif. Cet entretien soignant/patient permet de créer une nouvelle relation thérapeutique moins conventionnelle qui passe par le plaisir de l’écoute, le partage des émotions et des goûts musicaux. Les patients repartent de l’hôpital avec leur playlist apaisante qu’ils pourront réutiliser de retour chez eux.


Le Café mobile : ce projet résulte d’une demande d’une équipe soignante. Deux ergothérapeutes imaginent un projet de cafétéria géré avec les patients en vue de travailler sur leurs compétences relationnelles. Les patients seront actifs : ils participeront à la préparation, prendront soin du matériel et assureront le service. Le lab-ah se rend sur le site où un local pour une cafétéria est fermé depuis de nombreuses années. Une visite avec une équipe responsable des travaux constate que le local ne peut pas être remis aux normes, les travaux seraient trop couteux. En se questionnant sur « le faire acte d’hospitalité face à l’impossible » nait l’idée d’un camion ambulant. Le lab-ah s’inspire de l’imaginaire des camions à glace. Elle conçoit une cafétéria mobile à partir de matériel facilement disponible à l’hôpital : des chariots à roulettes, customisés pour offrir des espaces vitrines et un espace comptoir, tout en respectant les normes d’hygiène. L’objet est efficace, facilement reproductible. Prochainement, d’autres cafés mobiles prendront place au GHU. A ce projet s’ajoute un service d’échange : un système de jetons est mis en place avec la direction des finances pour éviter la mise en circulation d’argent qui est toujours compliqué et source de conflits à l’hôpital. La régie propose donc de s’impliquer activement dans le projet. Le projet a dépassé les ambitions premières. Il a permis d’inscrire de nouvelles relations et créer un climat convivial. Cet objet est l’héritier des cafés de patients d’autrefois mais qui ont disparu du GHU. Il en reprend les usages et les modalités mais son design lui permet de s’adapter aux besoins et conditions actuels. Il est un outil de réhabilitation et de socialisation. 

Pour Marie, le design hospitalier, c’est un moyen pour donner forme à de nouvelles relations. La qualité esthétique est la condition première de l’accueil et l’hospitalité. Il faut savoir rester humble dans un contexte aussi sensible. Le design ne va pas sauver le monde tout seul ! A l’hôpital, il y a déjà plein de compétences sur lesquelles le designer doit savoir s’appuyer pour faire projet. « Le design à l’hôpital ne se pratique qu’en pluridisciplinarité…Les projets de design ne sont que des artefacts qui n’ont pas de valeurs en soi, leur valeur s’estime à ce qu’ils rendent possible dans les liens interpersonnels ». 

« Depuis 7 ans, on n’a pas perdu notre capacité à s’indigner. », nous indique Marie. Cette indignation est l’un des moteurs du lab-ah qui s’attelle à réhumaniser les soins, offrir un cadre digne pour les usagers, soignants et patients du GHU Paris.