Lucile Carlier de la psychiatrie systémique au design  social.

Le 12/04/2023, nous avons invité, à EnsadLab, dans le groupe Symbiose, Lucile Carlier, psychiatre à l’EPS Ville-Evrad au CMP de Saint-Ouen (93). Lucile est formée en thérapie familiale systémique. En 2021, Elle décide de suivre la formation IBD – Innovation By Design à l’ENSCI. Cette formation les initie à la mise en place et à l’accompagnement de projets de design dans des institutions ou des entreprises.  Lucile a passé son diplôme en février 2023 et rédigé un mémoire sur les enjeux du design à l’hôpital psychiatrique « l’hôpital comme paysage, balade en milieu remarquable ». Son terrain d’étude est l’unité G02, à l’EPS Ville-Evrad, unité Clos Benard à Aubervillier (93) dans laquelle nous pilotons ensemble sur le projet Ré-confort.

Lucile nous a exposé son parcours qui l’amène de la psychiatrie systémique au design  social. En partant de notre rencontre et de l’exposition des enjeux de son mémoire, elle nous présente sa vision du design hospitalier inspirées des pratiques systémiques.

Elle nous invite à nous intéresser aux méthodes développées en thérapie familiale pour développer des recherches en et par le design. 

Le design comme outil complémentaire aux soins pour réparer l’espace soignant.

Dans le cadre de sa formation en psychiatrie, Lucile a mis en place des séminaires d’éthique à l’hôpital où elle interroge elle interroge les enjeux éthiques de la pratique de la psychiatrie. Une séance de ce séminaire est consacrée à l’éthique de la conception des lieux de soin. Pour Lucile, l’espace doit être soignant et considéré comme un outil complémentaire au service du soin. Ce sujet n’est pas nouveau. Il  intéresse depuis très longtemps les psychiatres. Depuis la création des premiers asiles, psychiatres et architectes ont co-construit des lieux soignants. L’absence de médicament a incité les psychiatres a s’intéresser à la qualité des espaces hospitaliers accueillant leurs patients. Avec l’apparition des traitements biologiques et la sectorisation des hôpitaux psychiatriques, c’est-à-dire le remplacement des grand hôpitaux psychiatriques par des plus petites structures inscrites dans les villes, cette question a été mise au second plan. 

Aujourd’hui, face à la crise des hôpitaux psychiatriques, face au manque de moyens, à l’augmentation des patients et à la désertification des soignants, il est urgent de réinterroger la qualité des espaces soignants comme outil complémentaire aux soins biologiques.

Dans le cadre de son séminaire, Lucile rencontre le Lab-Ah, le laboratoire de l’hospitalité du GHU Paris.  Le Lab-ah s’appuie sur les compétences du design et du développement culturel pour créer des dispositifs expérimentaux,  autour de l’accueil et de l’hospitalité, avec les usagers de l’hôpital.

En 2020, Le Lab-Ah expérimente la mise en place de son premier salon d’apaisement dans une logique de co-construction avec les équipes soignantes. Cette initiative inspire Lucile qui souhaite proposer des alternatives à l’isolement.

C’est par l’intermédiaire du Lab-Ah que nous nous sommes rencontrées avec Lucile. Nous travaillons avec le Lab-Ah dans le cadre de notre activité d’enseignement à l’Ensad. Nous avons conçu ensemble deux journées d’étude et un workshop sur l’accueil dans une unité du GHU, située dans le vingtième arrondissement avec un groupe de dix étudiants en design. 

Les conditions d’hospitalisation en France, dans les services de psychiatrie sont régulièrement pointées du doigt par le Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Le recours à la chambre d’isolement et à la contention physique reste important (le plus élevé d’Europe). Dans ce contexte, les conditions légales des prescriptions se sont durcies. S’il s’agit d’une évolution favorable dans la prise en soin des patients, il reste à inventer des outils pour aider les soignants qui souffrent des conditions dégradées et du manque de soignants pour leur permettre de mettre en application les différents décrets.

Lucile Carlier nous a contacté pour concevoir quatre ateliers participatifs, ouverts aux patients et aux soignants, afin de réfléchir à la création d’un dispositif d’apaisement et de réduire ainsi le recours à l’isolement. A partir de ces ateliers, des échanges et des expérimentations réalisées, nous avons conçu une proposition d’aménagement. En 2023, soutenue par la Fondation de France, nous avons pu aménager notre premier espace test Ré-confort au sein de l’unité d’hospitalisation du secteur 93G02 de l’EPS Ville-Evrard. Cet espace a pris place dans une ancienne chambre sécurisée qui a été transformée.  Nous poursuivons actuellement nos expérimentations avec les soignants et les patients. Nous avons mis en place sept ateliers hebdomadaires participatifs où nous interrogeons les ressentis sensoriels et émotionnels dans la relation à l’espace et l’écoute de son corps dans un objectif de réconfort. Ces ateliers permettent de questionner les formes que peuvent prendre la relation thérapeutique et d’en expérimenter de nouvelles. Dans ce projet nous explorons plus largement la manière dont le design peut aider à restaurer l’espace thérapeutique. 

L’espace soignant : une matrice plastique sur laquelle se tisse les relations

Au deuxième semestre 2022, Lucile se consacre, dans le cadre de sa formation en design, à l’écriture de son mémoire: « L’hôpital comme paysage, balade en milieu remarquable. Une méthode d’évaluation et d’action avec l’espace ».

Elle pose l’hypothèse que l’espace soignant est une masse plastique sur laquelle les liens se tissent. Cette notion de matrice vient de la systémie.

L’espace dans lequel interagit la famille est le lieu des expériences. Dans le cadre des séances thérapeutiques, la salle d’entretien est la matrice sur laquelle les soignants explorent des expériences nouvelles d’être en relation. 

La maladie psychiatrique, selon la définition que nous donne Lucile  est « une maladie du lien, du lien à soi, aux autres et au monde ». « Dans une unité d’hospitalisation de psychiatrie, le soin passe par des traitements, mais aussi par l’attention relationnelle. Le soin est le geste tendre d’une aide soignante qui démêle les cheveux d’une patiente, une cigarette partagée dans le jardin ou une discussion informelle le long d’un couloir ».  

Pour Lucile, « l’espace de l’hôpital psychiatrique est ainsi le lieu de l’émergence des relations thérapeutiques. Il est l’espace de leur survenue, de leur jaillissement et de leur épanouissement. Comme matrice de la relation thérapeutique, l’espace de l’hôpital a la capacité de favoriser ces relations mais peut aussi les abîmer voire les empêcher. Prendre soin des lieux de soin semble alors indispensable ». 

Elle distingue l’espace de l’hôpital comme contenant, lieu des perceptions, de l’espace comme matrice, lieu des expériences, de l’espace de l’hôpital comme matrice. La matrice est  une masse plastique traversée par le temps et les transformations sur laquelle les relations thérapeutiques se tissent. La qualité de l’espace comme matrice dépend donc de la qualité de l’espace comme contenant.

L’espace de l’hôpital comme paysage

Dans son mémoire, elle propose de croiser les notions de plasticité de l’espace avec celle du paysage.

Elle part d’une intuition phénoménologique selon laquelle « l’expérience de l’espace renvoie un feedback : Cette expérience nous donne des informations sur ce que nous sommes, sur ce que nous ressentons, sur comment nous rentrons en relation « 

Lucile réalise des immersions à l’hôpital. Elle est soudain à l’hôpital avec la casquette du designer. Elle s’intéresse à une entrée qui fait office d’espace d’attente située devant le bureau des infirmiers et trois chambres de patients. Cette entrée est un endroit étrange avec un double statut qui l’a toujours intriguée. Elle décide d’y passer  plusieurs heures en observation. Elle utilise le dessin pour capter et documenter son étude. Elle réalise des enregistrements audio.  Elle nous parle de sa « posture flânante »  qui la rend à la fois attentive à ce qui se passe et ouverte à des discussions avec les patients qui s’ installent. 

Elle collecte ainsi des informations sensibles sous la forme de prises de notes qu’elle retranscrit ensuite sous forme de récits. Ces dessins et récits seront ensuite cartographiés. La taille de la carte dépend du temps qu’elle passe sur place. Celle de l’espace d’attente fait 3m de long alors que celles des patients sont beaucoup plus petites. La carte est un outil intéressant, car comme elle nous l’indique, il permet de déplier, replier, rapprocher les éléments qui composent cet espace pour offrir une autre lecture sur le lieu. C’est un outil sensible : ces dessins sont réalisés avec des fusains, elle y indique des ressentis sensoriels.  Elle choisit l’outil du paysagiste : la carte car « une cartographie est un point de vue, une subjectivité« . Elle attache beaucoup d’importance à revendiquer ces cartes comme des récits personnels tissés avec les récits des patients qu’elle interprète. Ces différents niveaux d’informations créent ce qu’elle appelle des couches qui se superposent.

« Ma plasticité n’est pas la même que celle d’un patient ou d’un autre psychiatre. .. L’espace est cette multitude de plasticités… Il est différent pour tout le monde…Les cartographies sont les saillances que je décide de montrer ».

Elle voit ces cartes comme des outils de collaboration qui pourrait servir pour le réaménagement des espaces de l’hôpital, un outil qui servirait à faire intervenir un designer extérieur. Ces cartes seraient des « tables de travail » pour concevoir ou réaménager les espaces de l’hôpital.

Elle proposera aussi aux soignants de réaliser des cartes en suivant un protocole qu’elle a défini. Lucile est touchée par l’échange avec les soignantes qui ont réalisés des cartes. Il lui semble plus intéressant de lire ces cartes seul sans la présentation de la soignante. Cela lui laisse plus de place à l’imaginaire, à la subjectivité. 

Thérapie familiale _ quelques principes de systémie : 

La thérapie familiale systémique est née dans les années 1950 et 1960 grâce à plusieurs thérapeutes, dont  le psychiatre Carl Whitaker. Cette approche a été importée en Europe dans les années 1970, par Mara Selvini PalazzoliMaurizio Andolfi et Mony Elkaïm

« La thérapie familiale systémique vise à mobiliser les ressources de la famille et à améliorer la communication entre ses membres en vue d’apaiser des symptômes et/ou des difficultés relationnelles ». (wikipédia).

La thérapie familiale considère la famille comme un système ouvert. Les systèmes ouverts sont définis selon plusieurs principes :

  • le principe de totalité : un système n’est pas égal à la somme de ses parties. On ne peut pas limiter  le système à ses composants.
  • le principe de circularité : (à l’inverse du principe linéaire). Dans un système, il y a toujours des retro feedback lié à une information. (tu rentres tard donc je crie / tu cries donc je rentre tard) Les thérapeutes reformulent les problématiques sur des principes circulaires alors que la famille propose souvent une interprétation linéaire. 
  • le principe de l’homéostasie : principe d’équilibre et de résistance au changement. 

Dans une famille malade, il y a un patient désigné qui accepte d’être le porteur du symptôme familial. C’est le moyen que la famille a trouvé pour conserver son homéostasie. Le membre porteur du symptôme est appelé « patient désigné ». 

Lucile nous explique que « dans les familles saines, il n’y pas de patient désigné. Cela peut tourner. L’inquiétude tourne. Quand le système se rigidifie, le patient se retrouve désigné (fixe) et porteur sans que cela tourne pour pouvoir maintenir l’homéosthasie. Quand je reçois une famille, je perçois le symptôme du patient désigné comme un accord tacite entre la famille. C’est le reflet de pattern relationnel problématique ».

Le pattern du « double lien » ou « Double Bind » comme défini par Paul Watzlawick est un exemple de pattern problématique qui crée des signaux contradictoires. Il nous arrive à tous d’utiliser ce type de pattern. Quand ce type de pattern se répète trop souvent dans les familles, le système devient nocif.  

Dans la thérapie familiale, le thérapeute prescrit très souvent des paradoxes. Il se sert de ce motif du double lien pour provoquer un changement de comportement.  La situation prescrite va jusqu’à être absurde. Les patients consciencieux et désireux de se soigner respectent les consignes. Ce paradoxe extrême va déclencher un « feedback » chez eux et introduire une interrogation, qui permet entrainer un changement. Le thérapeute essaie donc d’identifier les motifs paradoxaux qui se répètent pour les déconstruire.

Le thérapeute familial travaille avec trois générations pour déconstruire des motifs souvent hérités des générations antérieures. Les familles qui consultent sont devenues des systèmes rigides qui sont de moins en moins tournés vers l’extérieur. La famille va toujours essayer de garder son équilibre, son homéostasie et pour se faire se referme sur elle-même. Le changement nécessite une période d’instabilité. Les grands périodes d’instabilité familiale sont la naissance d’un premier enfant, le départ des enfants, la retraite. Les membres du système vont devoir trouver un autre équilibre et donc traverser une période d’instabilité. Le thérapeute ne s’intéresse pas à uniquement à l’individu symptomatique mais surtout à la nature des relations et au mode de relation de la famille (qui a trouvé des stratégies pour garder son homéostasie).

Pour transformer le système familial, le thérapeute doit « arriver avec zéro a priori, les mettre de coté, mes aprioris m’appartiennent à moi mais ne doivent pas intervenir. C’est la seule condition pour entrer en relation de manière tout à fait curieuse. Pour entrer en relation de façon, tout à fait curieuse, parce que si je sais la réponse, soit je ne pose pas la question, soit je n’écoute pas la réponse.. ou je vais poser des questions qui viendront confirmer ce que je sais déjà et donc je ne peux pas comprendre le système« .

La derniere année de formation en thérapie familiale est consacrée au concept de résonnance, où le thérapeuthe en formation questionne sa ou ses propres fonctions au sein de sa propre famille (est-ce que j’ai été le pompier,  j’ai été le thérapeute de ma mère, …) afin de rentrer en résonnance avec un des membres de la famille. La résonnance permet de faciliter l’affiliation c’est-à-dire sa capacité à créer de la relation avec la famille pour installer un climat de confiance et permettre un changement.

« Si je rencontre une famille, le patient qui aura eu la même fonction que moi va faire résonnance, je vais me connecter à lui…Je suis un outil… Cela nécessite de faire attention à ses ressentis. »

La thérapie n’est pas objective. Elle repose sur le principe de subjectivité. Chaque thérapeute aura des informations différentes (« Et ce n’est pas grave. Il faut juste en avoir conscience. »). 

La thérapie familiale est une thérapie de l’expérience. L’expérience est un outil de changement qui  va permettre des transformations plus grandes. Les familles qui consultent sont des familles où la mentalisation et l’accès au symbolique n’est pas évidente. Le passage par l’expérience permet de « faire tourner, circuler des émotions…de passer du factuel à l’émotionnel.  On travaille avec l’espace, les corps qui se déplacent dans cette espace qui interagissent. Le thérapeute peut déplacer un corps pour ouvrir un regard sur sa famille, offrir un autre point de vue qui introduit une interrogation, un changement. »

Dans la thérapie familiale, il y a l’idée d’un projet. Les familles arrivent avec un problème et une explication pour leur situation qui part d’un point vue souvent linéaire. Le thérapeute va reformuler la problématique dans une hypothèse circulaire. Les thérapeutes se mettent d’accord avec les familles sur des objectifs à atteindre. Il y a une forme de contrat moral. Les thérapies sont donc comme des projets. 

Lucile compare la poste du designer social à celle du thérapeute  familial dont les postures doivent être extrêmement humbles. « Ce sont des postures d’hypothèses qui passe par des tests pour bousculer des choses, la pichenette qui peut transformer le système. »

Interroger les compétences  plutôt que les vulnérabilités

Pour Lucile propose de déplacer l’angle proposé par le « design du care » basé principalement sur les vulnérabilités vers une approche des compétences : interroger les compétences de chacun. 

«  C’est une question de point de vue soit je m’adapte aux vulnérabilités soit je fais grandir des compétences. Il m’a semblé que mon travail de thérapeute et de chercheur s’oriente vers augmenter les compétences, faire avec le déjà-là, qui crée une posture plus symétrique. Le thérapeute se sert des compétences pour déconstruire un système défaillant pour réorienter et favoriser un changement d’état« .

Le design et la systémie ont en commun qu’elles sont deux disciplines du changement avec un vocabulaire commun. 

Lucile nous propose «  de déplacer la posture du designer à celle de thérapeute« , pour nous donner des outils de designer supplémentaire. Si le designer déplace son point de vue et intègre dans son projet que la résistance est une compétence d’un système, s’il endosse le rôle du thérapeute, il aura des outils puissants pour engager des transformations.