Le 28 février 2024, nous avons eu le plaisir d’inviter Jérôme Denis, Directeur du Centre de sociologie de l’innovation et Professeur de sociologie à Mines Paris, et David Pontille, Directeur de recherche au CNRS, à l’occasion de leur dernier ouvrage Le Soin des choses. Politiques de la maintenance publié aux éditions La Découverte, « Terrains philosophiques » en 2022.
Ce livre synthétise quinze années de recherches conjointes et de dialogues avec une communauté d’experts en France et à l’échelle internationale, centrés sur les « repair and maintenance studies »[1] (les études de réparation et de maintenance). Il aborde une préoccupation partagée : prolonger la durée de vie des choses. Pour certains, cette prolongation repose sur une préservation à tout prix, tandis que pour d’autres, elle implique la déconstruction et la reconstruction.
L’ouvrage offre une réflexion inédite sur le rôle de la maintenance à tous les niveaux de la société, des aspects quotidiens aux enjeux des politiques publiques, et invite à considérer la maintenance comme une « préoccupation commune ».
L’être humain, entouré d’artefacts indispensables à son existence et à son interaction avec le monde, est intrinsèquement lié aux objets. Ainsi, la maintenance est une condition sine qua non de notre survie, invitant à voir l’humain non seulement comme un « Homo Faber », mais aussi comme un « Homo Teneo », soucieux de la pérennité de ses créations.
Jérôme et David mènent des enquêtes en ethnographie du travail, caractérisées par leur longueur et leur minutie, dont les réflexions se déploient parfois pendant plusieurs années. Leur intérêt pour le métier de mainteneur est né lors d’une étude sur la signalétique du métro, les conduisant à une découverte et à une exploration approfondie de ce domaine. C’est ainsi qu’ils ont contribué avec d’autres à la formation d’une communauté de chercheuses et de chercheurs en études de la réparation et de la maintenance, tout en s’inspirant de l’artiste Mierle Laderman Ukeles, dont le travail résonne avec leurs observations.
Ukeles, à travers son « Manifesto for maintenance art»[2] rédigé en 1969, a placé les gestes de ménage et de maintenance au rang d’actes artistiques significatifs, marqués par le soin.
Ukeles, alors qu’elle est encore étudiante en art, tombe enceinte et subit les remarques désobligeantes de son professeur. En signant son manifeste de son nom accompagné du mot « CARE », Ukeles a anticipé l’émergence ultérieure de ce terme dans les écrits de Joan Tronto et Carol Gilligan.
Féministe engagée, elle a cherché à valoriser le travail invisible des femmes au foyer, ignoré par le capitalisme.
Cette artiste américaine, née en 1939 et résidant à New York, a joué un rôle crucial dans l’élaboration de leur ouvrage. Son travail et ses concepts ont directement résonné avec leurs observations et analyses sur le terrain, offrant ainsi un soutien précieux dans la construction de leur livre, dont la couverture présente une photo tirée d’une des premières performances de l’artiste.
Les premières performances de Ukeles, initiées dans son domicile, se sont rapidement étendues au musée, notamment avec les performances « Washing / Tracks / Maintenance »[3]. Son engagement en tant qu’artiste résidente au Département de l’assainissement de New York à partir de 1979, et sa performance « Touch sanitation »[4](1979-1980), ont mis en lumière le travail essentiel des éboueurs. En serrant la main aux 8 500 éboueurs et en exprimant sa gratitude pour leur contribution à maintenir la ville vivante, Ukeles a cherché à rendre visible un travail souvent ignoré et dénigré.
Elle a mis en lumière la danse de la maintenance en organisant des ballets urbains impliquant les éboueurs, auxquels elle associe également les responsables politiques. Cette démarche établit un lien entre le travail domestique des femmes et celui des éboueurs, tous deux définis par leur caractère répétitif, continu et peu événementiel. Mais c’est aussi un travail qui nécessite une expertise et du tact. Cette approche fait écho aux observations de Jérôme et David sur le terrain, notamment dans leur enquête sur l’effacement des graffitis, où la question du tact est essentielle. Effacer un graffiti consiste tout d’abord à caresser avec attention la surface pour comprendre sa matière pour ne pas l’abimer lors de son nettoyage.
Le travail de Jérôme et David consiste par le biais d’« observation participante » à regarder, observer, référencer les gestes des travailleurs. Ils accompagnent les photos des gestes de maintenance de textes descriptifs et analytiques. Il faut rendre tangible le langage des gestes de maintenance. David nous parle des mots qu’ils mettent, avec Jérôme, sur les actions minutieusement observés et documentés. En fin d’enquête, ils s’assurent que la mainteneuse ou mainteneur reconnaît la description. « Le langage articule le geste et le propulse dans des horizons politiques et éthiques ». Une manière de les faire compter. Jérôme et David comme Ukeles nous invitent à regarder différemment le monde qui nous entoure, à prêter attention à cette part invisibilisée de la maintenance.
Il semble urgent d’en prendre compte dans la conception des choses qui nous entourent, c’est une nouvelle nécessité pour le designer comme pour l’architecte ! La société capitaliste a construit une société de l’inattention et de l’insouciance qui a généré une « crise de la sensibilité »[5]. Mais ce n’est pas uniquement une crise du vivant que nous subissons comme nous le dit Jérôme et David. C’est aussi une « crise de la sensibilité aux choses matérielles ». Ces choses qui ne nous intéressent pas a priori car elles sont ennuyeuses.
Il s’agit donc aujourd’hui de s’intéresser aussi à l’ennui, au répétitif, au non-événement, aux choses simples, au quotidien.
Jérôme et David posent trois postulats pour interroger la maintenance :
• La fragilité comme postulat de départ. Considérer les choses et les humains comme fragiles par nature. Nous sommes tous fragiles. C’est à la fois une condition commune et le point de départ de notre existence, avec le vieillissement comme condition inéducable. Ce postulat nécessite une attention immédiate et nécessaire.
• L’interdépendance. Nous sommes tous interdépendants. La maintenance des choses révèle également cette interdépendance. Il n’y a pas d’autonomie des objets. Chaque chose ou chaque infrastructure est associé à des personnes qui s’en occupent.
• L’ambivalence du soin. Les grands principes moraux ne suffisent pas en soi, ce sont toujours des éthiques situées à remettre en contexte. Il faut savoir les requestionner et les préciser à chaque situation.
Le designer, en tant que concepteur des objets, selon Jérôme et David, ne doit pas arrêter son travail à un geste de création. Il est urgent qu’il prenne en compte les logiques de maintenance inhérentes à ses créations. « En termes de design, on a des usagers et des utilisateurs, mais aussi des mainteneurs et des mainteneuses » ! C’est aujourd’hui un sujet très débattu aux États-Unis et en Europe où les initiatives pour le droit à la réparation commencent à s’installer, et re-questionnent notre droit à la propriété. Il est donc urgent de transformer notre rapport insouciant aux choses, de renoncer au mythe de l’objet moderne.
Les différents récits de l’ouvrage nous invitent à penser qu’il n’y a pas une seule forme de maintenance possible. Des temples japonais dont la maintenance consiste à déconstruire pour reconstruire dans le but de préserver les techniques traditionnelles à la conservation du corps de Lénine, étudiée par Alexei Yurchak, Jérôme et David nous invitent surtout à regarder les situations d’interdépendances avec précaution.
[1] [en ligne] https://www.cairn.info/revue-anthropologie-des-connaissances-2019-4-page-1145.htm, consulté le 1 mars 2024.
[2] [en ligne] https://queensmuseum.org/wp-content/uploads/2016/04/Ukeles-Manifesto-for-Maintenance-Art-1969.pdf, consulté le 2 mars 2024
[3] en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=WIhf3UBNTlA, consulté le 2 mars 2024
[4] [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=CFz_mxGV6Hk, consulté le 2 mars 2024
[5] [en ligne] https://aussitotdit.net/2020/08/17/la-crise-ecologique-comme-crise-de-la-sensibilite-baptiste-morizot-texte-n36/, consulté le 9 mars 2024