Rencontre du 20 mars 2024 avec Helga Schmid, docteure du Royal college of Arts, Londres avec le groupe Symbiose d’EnsadLabLab.
- Parcours de Helga Schmid
Artiste, designer, chercheuse et directrice de programme au LCC (London College of Communication) de Londres, Helga Schmid a d’abord étudié à l’unviersité des sciences appliquées d’Augburg. Elle a obtenu un master à la School of Visual Arts de New-York ainsi qu’un phd au Royal College of Art de Londres. Elle a travaillé comme chercheuse au département d’architecture et de design du Musée d’Art moderne de New-York, et comme « senior tutor » au Royal College of Art de Londres. Elle a mené des projets à l’international, au Victoria & Albert Museum et à Royal Academy of Art,entre autres. Son travail a été exposé dans le monde entier: Serpentine Gallery, Design Museum in London, Dia Art Foundation in New York, Istanbul Design Biennial and DMY Berlin. Elle a reçu de nombreux prix.
2. Concepts-clé
1 Helga Schmid s’interroge sur notre relation au temps et les raisons pour lesquelles nous avons toujours l’impression d’être pressés, hâtés par différents événements dans notre vie quotidienne.
Dans cette exploration, Helga Schmid s’intéresse à la sociologie. Pourquoi ressentons-nous tous ce stress temporel ? Pourquoi, avons-nous l’impression que tout s’accélère ? Helga Schmid s’appuie sur les travaux de Hartmut Rosa[1] et son concept du cercle de l’accélération sociale. Hartmut Rosa propose la théorie suivante : notre relation au temps est de plus en plus rentabilisée. Il s’appuie sur le concept de l’atomisation du temps[2]: nous avons une infinité de possibilités qui rend l’instant présent et les choix de vie qui en découlent se démultiplie. Cette augmentation des possibles accroît le stress dans notre vie quotidienne et rend notre rythme de vie de plus en plus effréné.
2 Elle souligne l’influence de la technologie sur cette expérience du temps. la communication instantanée et le sentiment d’obligation de réponses immédiates affectent nos comportements. Helga Schmid s’intéresse donc à la manière dont la technologie façonne nos comportements personnels, et comment cette proximité avec les nouvelles technologies peut avoir des répercussions sur notre bien-être à long terme.
3 En outre, pour Helga Schmid, notre culture et notre langue peuvent influencer notre relation au temps. Elle a comparé la perception du temps dans différents pays en s’appuyant sur les concepts « d’Erlebnis » et « d’Erfahrung », deux concepts mis en place au XIXème siècle par le Deutsches Wörterbuch. Si « Erlebnis » signifie l’expérience que nous avons du temps instantané, l’expérience que nous vivons sur un moment présent « Erfahrung » signifie l’expérience accumulés que nous progressivement acquise. « Erfahrung » provient du Moyen-Haut Allemand, de « ervarunge » et du Moyen bas allemand « ervaring ». Erfahren signifie « apprendre », « faire l’experience de. »[3].
4 Helga Schmid étudie également les concepts alternatifs liés au temps, notamment celui d’uchronie. Si notre relation au temps semble souvent tendue, marquée par ce que certains pourraient appeler des moments de dyschronie[4],, au milieu de ce tumulte, existe en effet un concept fascinant : l’uchronie. Dérivée de « uchronos[5]« , signifiant « sans temps », l’uchronie offre une nouvelle perspective à notre compréhension conventionnelle du temps.
3. Axes de recherche de Helga Schmid
Comment pouvons-nous élaborer une meilleure relation au temps ?
Certains planifieront méticuleusement chaque minute, croyant que plus de liberté réside dans la remise en question des limites. Pourtant, cet élan illimité peut conduire à l’épuisement, à un sentiment d’errance et à un manque de gestion consciente du temps[6] Par exemple dans son livre 24/7 Late Capitalism, the end of sleep, Jonathan Crary[7] compare notre relation à la nouvelle technologie à la cocaïne. En effet, avec l’instantanéité des messages, nous nous retrouvons dans une boucle sans fin : nous ne savons jamais où nous arrêter. Nous n’avons aucune limite face à la prolifération de messages et d’informations. Il explique que la nouvelle technologie et le rythme effréné dans lequel nous nous trouvons attaque notre système nerveux, augmentant la cortisol (hormone lié au stress).
1 Pour Helga Schmid, l’uchronie devrait permettre de se libérer d’une seule notion du temps. Il ne s’agit pas de rechercher un système temporel parfait, mais plutôt de s’ouvrir à la possibilité de différents systèmes temporels. Par exemple, imaginons un point zéro : le présent. À partir de là, nous pouvons diverger dans différents cours de l’histoire, en construisant des récits alternatifs à travers la conception spéculative. Ce n’est pas simplement de la spéculation ; il s’agit de tisser des événements de la vie réelle dans des histoires crédibles qui influencent et modifient notre façon de penser.
La notion d’uchronie induit celles de rythmes, à la fois sociétal et naturel. Il s’agit de s’éloigner du temps rigide de l’horloge vers un rythme plus flexible et ouvert – un rythme « donneur de temps » plutôt que « preneur de temps ».
2 Cette exploration vise à encourager une réflexion approfondie sur la manière dont nous interagissons avec notre espace, notamment à l’ère de la technologie et de l’accélération (voir plus loin).
3 Helga Schmid propose aussi de travailler sur nos rythmes cirdadiens. Au cours de nos routines quotidiennes, nos corps et nos esprits traversent différentes phases influencées par nos rythmes circadiens. Tout commence par la décision d’aller se coucher, avec pour objectif de dormir jusqu’à environ 8 heures du matin, en synchronisation avec la phase naturelle de réveil, souvent en même temps que le lever du soleil.
Au réveil, nos cerveaux entrent en phase cognitive, caractérisée par une concentration améliorée mais avec une mémoire à plus court terme. Le timing de ce processus est idéalement synchronisé avec notre cycle naturel de réveil, garantissant des performances mentales optimales.
Tout au long de la journée, nous pouvons ressentir une baisse naturelle de nos niveaux d’énergie, entraînant souvent le désir d’une sieste. Cela correspond à une phase de performance physique réduite, où des activités comme marcher et parler peuvent sembler plus difficiles.
Cependant, il y a aussi un moment de pic, lorsque nos niveaux d’énergie et nos capacités cognitives sont à leur maximum. Cela pourrait être considéré comme un moment de pointe, idéal pour s’engager dans des tâches nécessitant une concentration et une attention élevées.
Helga Schmid propose donc une approche liée au temps d’un point de vue chronobiologique. Nos corps suivent des rythmes naturels, mais les systèmes sociaux imposent souvent des contraintes artificielles. ce qui induit des paradoxes qui pourraient expliquer le malaise ressentis par les individus.
4. Projets
1 Projet de recherche avec des étudiants du Royal College of Art de Londres sur l’optimisation et le don du temps permis par l’horloge biologique.
Les étudiants de ce projet ont participé à un atelier de six semaines, examinant leur relation avec le temps et remettant en question sa nature problématique. Le temps était présenté comme une construction sociale sur laquelle tout le monde s’accorde, avec le mouvement artificiel comme concept-clé. Au contraire, dans ces ateliers, l’idée était celle d’une « communauté du temps », un temps choisi par l’ensemble des membres de la communauté et vécu le temps de l’expérience. Les participants ont expérimenté sur ces six semaines une vie uchronique, à travers des expériences partagées[8].
Le rôle du « donneur de temps » était mis en avant, en insistant sur l’intensité plutôt que sur la distribution mécanique des horloges. Le temps était défini autrement que en minutes, secondes ou heures: c’est à dire que les participants utilisaient d’autres “donneurs de temps”. Par exemple, la musique, ou encore la lecture. Les participants étaient encouragés à se déconnecter de leurs distractions habituelles telles que les téléphones.
Dans un deuxième essai, ils luttaient avec le fait de ne pas connaître l’heure, ce qui mène à des frustrations mais aussi à des révélations sur le rôle des horloges dans la vie quotidienne.
L’expérience s’est conclue par une exposition et un partage des expériences de chacun qui a permis d’ouvrir la réflexion à partir des vécus.
2 Installations et performance autour de nos cycles circadiens (Circadian Dream)
En parallèle de cette exploration, Helga plonge dans un autre projet : celui du rythme circadien[9]. Ce cycle biologique régule les périodes de sommeil et d’éveil, influençant la performance et le bien-être tout au long de la journée. En comprenant les différentes phases de ce rythme, Helga cherche à optimiser l’emploi du temps pour correspondre aux rythmes naturels.
Dans l’ensemble, l’objectif est clair : créer un environnement de vie qui favorise non seulement la productivité, mais aussi le bien-être et l’épanouissement personnel. Helga est déterminée à repenser le rapport au temps, à le transformer d’une contrainte en une ressource précieuse et inspirante, pour que chacun puisse trouver sa place dans ce vaste univers temporel.
Helga met donc en place cinq pièces, dont chacune est associée à une phase différente de nos cycles circadiens. Par exemple, la pièce bleue est associé au moment de « pic » dans l’après-midi, lorsque nos stimulus physiques et biologiques sont au sommet. Au contraire, la pièce orange est apaisante et amène au réconfort afin de trouver un moment de calme et de bien être pour l’endormissement.
Ce projet implique la déambulation dans l’espace, ce qui introduit un changement dans la perception du temps et de l’environnement. Le temps est mesuré différemment dans l’espace. Déambuler dans l’espace signifie également s’adapter à une période de temps différente et expérimenter un espace circadien, où le rythme corporel doit peut-être s’adapter à l’absence de cycles naturels jour-nuit. Par exemple, le concept « entrer dans un espace bleu » suggère l’utilisation d’un environnement lumineux spécifique pour réguler les rythmes circadiens associé plutôt à la phase du réveil et de la productivité.
Le projet est conçu de manière à ce que chaque pièce offre une atmosphère différente, incitant les participants à explorer les différentes facettes de leur propre relation avec le temps. Cela crée une structure claire dans laquelle les gens peuvent naviguer et trouver des moments de réflexion et d’introspection.
3 Projet « The work of Time »
Ce projet présenté en 2020 à Z33 était une exploration immersive de la façon dont les rythmes biologiques influencent notre expérience quotidienne du temps. Il mettait en scène un lit rond où les personnes pouvaient se coucher, plongeant ainsi dans un espace immersif et étrange.
Les participants étaient invités à s’allonger dans ce lit pendant 12 minutes à travers différentes phases reconstituées du cycle circadien. Au-dessus d’eux, un ciel lumineux changeant simulait la lumière naturelle, tandis que des enregistrements sonores évoquaient les différents états du rythme circadien.
Ce projet explorait la manière dont nous planifions nos activités en fonction de notre horloge biologique interne, souvent sans en être conscients. Il a mis en lumière les luttes que nous rencontrons pour trouver du temps pour nous-mêmes et pour répondre à nos besoins fondamentaux de sommeil et de récupération.
Le concept de ce projet, qui doit être présenté à nouveau, consiste à créer des stades ou des phases, donnant aux participants le temps de s’imprégner de l’expérience et de réfléchir à leur propre relation avec le temps. Des diagrammes explicatifs sont utilisés pour aider les visiteurs à comprendre la recherche derrière le projet et à envisager une nouvelle perspective sur le temps.
Dans cette expérience, les participants sont encouragés à lâcher prise et à laisser leurs pensées dériver, partie intégrante de l’idée uchronienne explorée dans ce projet. En fin de compte, le projet vise à engendrer des discussions et des publications sur la perception du temps et son impact sur notre bien-être.
A long terme, ce projet aspire à créer un vaste espace circadien de recherche, réunissant des experts de différentes disciplines pour étudier les implications de nos rythmes biologiques sur divers aspects de notre vie quotidienne. Cela contribuera à une meilleure compréhension de notre rapport au temps et à la création de solutions innovantes pour améliorer notre qualité de vie.
Ce projet incarne une volonté de revenir au présent, de s’ancrer dans l’expérience immédiate du moment présent et d’explorer la richesse et la complexité de notre relation avec le temps.
5 Conclusion
La conception spéculative offre une technique puissante pour élaborer des histoires alternatives. En les ancrant dans la réalité et en les rendant plausibles, nous pouvons susciter un véritable changement social. De ce point de vue, Helga Schmid rejoint les travaux de David Winnicott sur la créativité[10], de Wilfred Bion ou de Cynthia Fleury sur l’imagination active et créative[11].
Dans ses réflexions sur l’imaginaire, en effet, Cynthia Fleury explore la dimension métaphysique de l’imagination, mettant en avant sa capacité à errer et à accéder à un privilège de perception. Elle considère l’imagination comme une orientation vers une présence pure, une forme de connaissance des choses et des êtres qui transcende la simple représentation. Pour Fleury, l’imagination donne accès à un « monde imaginal », un espace où elle façonne des réalités nouvelles et potentielles, reprenant ainsi l’idée de Bachelard sur l’éloge de l’incandescence imaginative, cette capacité de l’imagination à éclairer la compréhension et à renforcer les certitudes de l’âme.
Au final, les idéaux uchroniques et utopiques s’entrelacent dans le débat, suggérant un chemin à suivre et une volonté d’adopter de nouvelles perspectives, En tentant de penser différemment le temps, nous ouvrons la voie à un changement significatif. Cela implique des changements dans notre perception et notre gestion du temps. Grâce à la pensée uchronique et utopique, nous sommes en capacité d’avoir des outils qui nous permettent de repenser nos manières de vivre et de gérer notre stress lié au temps. Ce sont par des petits changements, des petits écarts que notre perception de la temporalité peut évoluer vers un sens positif.
[1] Rosa, Hartmut, Social Acceleration: a new theory of Modernity (New York: Columbia Univeristy Press, 2013)
[2] Atomisation du temps, Crary, Jonathan, 24/7: Late Capitalism and the Ends of Sleep (New York: Verso Books, 2014)
[3] Définition de Erlebnis et Erfahrung, Mayzaud, Yves, Historique et enjeu de la notion d’Erlebnis, Revue CENIOHE, Numéro 2, article 8 pp 15-20
[4] La dyschronie est un trouble de la perception et du jugement temporels qui affecte la représentation de la chronologie et l’évaluation de la durée, Gabriel Wahl, Marie Wahl Chapitre X. La dyschronie, Dans Les enfants DYS (2020), pages 105 à 111
[5] Hellekson, Karen, The Alternative History: Refiguring Historical Time (Kent: kent Strate University Press, 2001), p.13
[6] « La modernité comme accélération du temps : temps manquant, temps manqué ? » par Guillaume de Stexhe la emporalisation de la techno-science se caractérise par u ryhtme abstrait par rapport aux rythmes naturels de l’expérience humaine, c’est-à-dire par rapport au temps propre du « monde de la vie », et en particulier par rapport aux rythmes corporels… La technique impose son rythme, celui des opérations algorythmiques matérialisées, à l’organisme humain, musculaire d’abord, nerveux ensuite ; c’est une des formes les plus courantes de la presse — et de sa souffrance. A terme (et nous y sommes), le rythme technique s’émancipe intégralement des rythmes naturels : le cœur d’une grande ville moderne ne connaît ni saisons, ni heures — sinon digitalisées : la luminosité (non pas la lumière !) y est presqu’équivalente à midi ou à minuit, le paysage ne diffère pas entre juin et décembre, sinon par les enseignes commerciales (la quinzaine du blanc, la saison des soldes…) et le cycle des démolitions/reconstructions… Le temps de la techno-science n’est pas seulement celui de l’innovation constante : c’est aussi un temps en voie d’émancipation par rapport à tous les rythmes de la finitude humaine — un temps radicalement unzeitmässig.
[7] Crary, Jonathan, 24/7, End Capitalism the end of sleep, Verso Book, 3 juin 2014
[8] Schmid Helga, Uchronia, Designing time, Birkäuser, Chap 5 Time communities, p115Helga Schmid, Uchronia, Designing time, Birkhauser, pp. 114, 127
[9] Robert B. Sothern, Introducing Biological Rhythms: A primer on the Temporal Organization of Life, with implications for Health, Society, Reproduction, and the Natural Environment (NY: Springer-Verlag, 2005), pp. 23-25
[10] En 1970, Winnicott, dans son article « Vivre créativement », insiste pour distinguer la vie créative et la création artistique. Vivre créativement est profondément lié au sentiment que l’on est vivant et soi-même.
[11] Cynthia Fleury, Imagination Imaginaire Imaginal, 2006. Il s’agit de donner sa place en philosophie à une « imagination active, créatrice ». Il faut qu’une « philosophie de l’imaginal » se mette en place, que l’imagination soit reconnue comme une faculté d’accès à « plus » de réalité.