Philosophe, professeur honoraire de l’université de Lausanne
Intervention au sein du groupe de recherche Symbiose (EnsadLab) le 4 mai 2022
Le « champ de la pensée écologique » : tel est l’angle de vue défini, parcouru et explicité par Dominique Bourg lors de son intervention au sein du groupe de recherche Symbiose à l’ENSAD le 4 mai 2022.
Ernst Haeckel est crédité de l’invention, en 1866, du terme écologie, désignant alors une discipline scientifique vouée à l’étude des relations des êtres vivants entre eux et avec leur milieu. Aux États-Unis, une impulsion notoire se produit avec la prise de conscience de la disparition progressive du couvert forestier nord-américain : en découlent le préservationnisme (John Muir) et le conservationnisme (Gifford Pinchot). En Europe, la notion d’écologie se construit avec l’essor de la civilisation industrielle. La pensée écologique se formant en réaction à l’industrie, elle s’établit comme un courant de pensée caractérisé par une méfiance envers la technique et l’idée qu’elle pourrait tout résoudre, ainsi que par une mise en question des relations des êtres humains avec leur milieu, de l’anthropocentrisme dominant le milieu via la puissance technique. Pour ce qui est du Japon, Tanaka Shōzō mène au XIXe siècle un combat écologiste avant-courrier.
Au XXe siècle, la pensée écologique s’affirme après 1945. L’écologie se développe en tant que discipline scientifique, des mouvements sociaux voient le jour, et la critique de la civilisation industrielle nourrit différentes formes d’action. Quant à l’écologie politique, elle prend forme aux alentours de 1970 : les problèmes écologiques doivent conduire à une refonte des mécanismes d’organisation de la société. En parallèle, le terme écologie se diffuse dans le vocabulaire commun.
Pour autant, les dégradations de la planète suivent leur cours, et l’état des lieux des problèmes écologiques ne laisse pas d’inquiéter : érosion du vivant, extraction des ressources, état des sols, production alimentaire, fuite en avant technologique de l’agriculture, molécules de synthèse inassimilables par les écosystèmes, climat, démographie, etc. – à quoi s’ajoutent les écarts drastiques entre riches et pauvres, en termes de revenus aussi bien que de consommation de ressources. Ce système se délitant, il nous faut construire des règles différentes, faire décroître les flux de matières et d’énergie, sortir de l’hubris, du raisonnement économique destructeur dans lequel nous nous sommes enfermés, lequel considère la nature comme un capital. Tout cela mène à la ruine, nous rend accaparateurs et dominateurs.
Divers projets, expériences et pistes de travail cherchent à dessiner de nouvelles perspectives, tels les écovillages (exemple de « 0.6 planète »), ou bien encore la toute récente création d’un diplôme universitaire intitulé « Agroécologie paysanne et civilisation » à l’université de Tours – diplôme dont Dominique Bourg et Philippe Desbrosses (agriculteur et docteur en sciences de l’environnement) sont à l’initiative. En ce qui concerne la création artistique, il est possible de créer en collaboration avec d’autres vivants plutôt que d’imposer une forme arrivée de l’extérieur.
Face à ces défis auxquels nous n’avons jamais été confrontés, il serait salutaire de se réapproprier cette capacité qu’a l’espèce humaine de s’organiser avec une grande plasticité : un éclairage essentiel nous est apporté sur ces sujets par l’ouvrage Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, de l’anthropologue David Graeber et de l’archéologue David Wengrow (paru en 2021).
Le paradigme mécaniste, qui s’était imposé au tournant du XVIIe siècle, se disloque et cohabite désormais avec de nouveaux paradigmes. Pour ce qui est des usages du numérique et de ses implications écologiques, nous devrions nous orienter avec discernement, et non céder à l’automaticité et à la passivité. Enfin, si Dominique Bourg se dit inquiet pour les décennies à venir, il estime que l’humanité retrouvera à terme un équilibre.
Synthèse de l’intervention de Dominique Bourg par Roxane Jubert
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« La pensée écologique finira par constituer au cours du XXe siècle l’une des grandes traditions de pensée de la modernité, irréductibles les unes aux autres, aux côtés du conservatisme, du libéralisme, du socialisme et du féminisme […]. Elle consiste en une interprétation à nouveaux frais de la place de l’humanité au sein de la nature, en termes de limites de la Biosphère, de finitude de l’homme, et de solidarités avec l’ensemble du vivant. Une telle interprétation s’est construite à la faveur d’une critique plutôt radicale de la modernité occidentale. »
Dominique Bourg et Alain Papaux
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Références :
Bourg, Dominique, et Augustin Fragnière (éd.), La Pensée écologique. Une anthologie, Presses universitaires de France, collection L’écologie en questions, Paris, 2014
Bourg, Dominique, et Alain Papaux (dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Presses universitaires de France, Paris, 2015
Dorst, Jean, Avant que nature meure. Pour une écologie politique, Delachaux et Niestlé, Neuchâtel / Paris, 1965
Graeber, David, et David Wengrow, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité [The dawn of everything. A new history of humanity], trad. Élise Roy, Les Liens qui libèrent, Paris, 2021
Martin, Nastassja, Les Âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, Paris, 2016
Martin, Nastassja, Croire aux fauves, Verticales, [Paris], 2019
Piron, Sylvain, L’Occupation du monde, Zones sensibles, Bruxelles, 2018
Piron, Sylvain, L’Occupation du monde. 2. Généalogie de la morale économique, Zones sensibles, Bruxelles, 2020
Plumwood, Val, Dans l’œil du crocodile. L’humanité comme proie [The eye of the crocodile], éd. Lorraine Shannon, trad. Pierre Madelin, Wildproject, collection Domaine sauvage, Marseille, 2021
Rapport : Combattre les inégalités des émissions de CO2, Oxfam, 2020 (accessible en ligne)
Rapport : Le Virus des inégalités, Oxfam, 2021 (accessible en ligne)
Strong, Kenneth, Un bœuf dans la tempête. Biographie de Tanaka Shozo, écologiste japonais [Ox against the storm], trad. Lucie Blanchard, Wildproject, collection Domaine sauvage, Marseille, 2015
Weil, Simone, L’Enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, Gallimard, collection Espoir, [Paris], 1re éd. 1949
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Dominique Bourg est philosophe et professeur honoraire de l’université de Lausanne. La pensée écologique, la philosophie politique environnementale, la démocratie écologique, la durabilité, les risques ou encore le principe de précaution comptent parmi ses principaux domaines de recherche. Ses publications sont nombreuses. Il a codirigé, avec Alain Papaux, le Dictionnaire de la pensée écologique (Presses universitaires de France, 2015) et a co-édité, avec Augustin Fragnière, La Pensée écologique. Une anthologie (Presses universitaires de France, 2014).