Le 24 avril 2024, nous avons eu le plaisir d’inviter Carine Delanoë-Vieux, chercheuse en design, associée au laboratoire Projekt de l’Université de Nîmes[1] et à la Chaire Archidessa (AP-HP, Camondo, ENSA Val de Seine)[2]. Carine s’intéresse à l’éthique de l’hospitalité déployée dans les processus de création en art et design dans les lieux de soins. Elle est directrice de projets culturels et a exercé pendant de nombreuses années dans des établissements sanitaires tels que l’hôpital du Vinatier à Lyon, aux Hôpitaux Universitaires de Marseille (AP-HM) et au GHU Paris[3] (Groupement Hospitalier Universitaire de Paris Psychiatrie et Neurosciences) où elle a co-fondé avec la designer Marie Coirié le Lab-ah (laboratoire de l’accueil et de l’hospitalité) [4].
Carine a débuté sa carrière comme déléguée culturelle en 1997 à la Ferme du Vinatier [5]. C’est en 1999 que la première convention Culture Santé a été signée[6], offrant ainsi un cadre privilégié pour inscrire l’Art à l’Hôpital. Comme le souligne ce texte, « La nécessite de faire de l’hôpital un lieu plus humain est aujourd’hui reconnu comme une priorité par l’ensemble du secteur médical et hospitalier. Elle se traduit par des politiques nouvelles visant à l’accueil et l’accompagnement des personnes hospitalisées et de leur famille, et à assurer aux personnels soignants un cadre professionnel plus agréable. La culture peut jouer un rôle essentiel dans cette évolution. En dehors de tout objectif thérapeutique, elle participe à l’amélioration de l’environnement des personnes et contribue à favoriser la relation de l’hôpital avec l’extérieur. »
La cohérence de ce programme repose sur la séparation des champs entre Art et Hôpital et non pas leur fusion. Pendant toute sa carrière, la quête de Carine sera de « cheviller l’hôpital à sa vocation d’hospitalité grâce à la création ».
L’hôpital du Vinatier a été confronté au choix entre la démolition de son ancienne ferme agricole ou sa rénovation. Carine a été engagée avec pour mission d’inventorier les objets en vue de la réhabilitation et de créer un écomusée. Profitant de cette mission, elle s’est immergée dans l’environnement hospitalier et a rencontré les usagers, proposant ainsi un autre projet. « L’hôpital était très fermé sur lui-même, avec une relation à l’histoire totalement pathogène. Le personnel soignant était nostalgique de l’âge d’or de l’hôpital (la psychothérapie institutionnelle des années 50 et l’antipsychiatrie des années 70) », s’ajoutant à cela un traumatisme lié à la publication d’un ouvrage sur la responsabilité de certains soignants dans le décès de patients pendant la Seconde Guerre mondiale. Carine a proposé d’utiliser la ferme du Vinatier comme lieu de réflexion sur le passé et l’avenir de l’hôpital. Pendant quatre ans, elle a accueilli des artistes et des chercheurs en résidence qui, de manière subtile, ont interrogé l’histoire et ont permis d’articuler les mots, de rendre visible et de créer des dialogues… Cela a été une sorte de psychanalyse pour l’institution. Ce travail a abouti à plusieurs éditions et expositions, dont « Le Vinatier : un hôpital en mutation » ; Sept réflexions sur le septième ange, une histoire du Vinatier ». « Le public lyonnais a massivement répondu présent. Nous avons réussi à créer un récit », précise Carine
Carine a ensuite rejoint l’AP-HM [7] dans le cadre du programme le cadre de la Capitale Européenne de la Culture, Marseille Provence 2013.
Sur une période de 7 ans, elle a mené avec son équipe vingt-cinq projets autour de trois axes : la culture de la santé en Méditerranée, l’action culturelle dans les services de soins et l’amélioration du milieu de soin (un environnement très dégradé). C’est en travaillant sur ce troisième axe que Carine a rencontré le design social et a rencontré Marie Coirié, designer. Alors que le directeur du GHU Paris lui proposait de mettre en place un projet similaire à celui de la Ferme du Vinatier au GHU, Carine a imaginé un autre projet, le Lab-ah, où design et hôpital se rencontrent, s’inspirant de l’expérience menée par la Fabrique de l’hospitalité. Elle a proposé à Marie de cofonder ce laboratoire de l’accueil et de l’hospitalité avec elle. Le Lab-ah, tout comme la Fabrique de l’hospitalité (2008/2024), sont les héritiers du programme culture santé à l’hôpital. De 2016 à 2022, Carine et Marie ont multiplié les expérimentations et les projets de design à différentes échelles, du café mobile au premier salon de détente, jusqu’au dispositif innovant Psyson.
Carine a soutenu sa thèse en design en décembre 2022, intitulée « Art et design : instauration artistique entre hostilité et hospitalité des lieux de soin et habitabilité du monde »[8].
« J’ai entrepris une thèse parce que j’étais découragée par le « rouleau compresseur » du service public », déclare Carine. Après vingt ans de travail dans les hôpitaux, elle constate avec regret une dégradation du service public, pourtant pilier de notre contrat social. Elle nous alerte sur une situation grave. Tous les services publics sont concernés. Que ce soit à l’hôpital ou à l’école publique, on observe les mêmes phénomènes d’épuisement des professionnels et d’appauvrissement de leur empathie par suite de maltraitance ». En 22 ans, par exemple, l’éducation nationale a subi dix-sept réformes !
« En 2018, la dégradation continue, la souffrance professionnelle, le manque de considération des usagers, la brutalité des situations avaient installé en moi un état de doute profond et douloureux sur l’utilité et l’intérêt de tout ce que j’avais entrepris depuis 20 ans. »
La recherche s’est donné « pour objectif de conjuguer une anamnèse et une épistémologie ».
Son intérêt se porte précisément sur le concept d’hospitalité, notamment dans le domaine du design d’hospitalité dans les établissements de soins, en vue d’améliorer l’habitabilité du monde. Selon Derrida, l’hospitalité est un « acte sans activité, raison comme réceptivité, expérience sensible et rationnelle du savoir, geste d’accueil, bienvenue offerte à l’autre comme étranger, l’hospitalité s’ouvre comme intentionnalité mais elle ne saurait devenir objet, chose ou thème. »
Carine propose d’aborder le travail du designer à l’hôpital sous la forme du « drogman », c’est-à-dire comme un traducteur qui établit des liens entre les pratiques et les usages, et qui conçoit de nouvelles formes d’hospitalité.
Pour sa thèse, elle adopte un cadre théorique inspiré de la poïétique[9] définie par Paul Valéry, qui consiste en l’étude scientifique des processus de conception et de perception. Valéry s’intéresse à expliciter les processus de création au niveau individuel ainsi que les processus de réception des œuvres de l’esprit et les transformations qu’elles opèrent.
Dans sa recherche, Carine s’est fixée comme objectif de conjuguer une anamnèse et une épistémologie. L’anamnèse consiste en un travail de mémoire à partir de son expérience en tant qu’attachée culturelle dans trois institutions hospitalières, où elle a initié de nombreuses commandes en art et design. La poétique implique également l’étude et l’interprétation des déplacements des représentations culturelles et des valeurs morales et politiques d’une communauté donnée, mises au travail par les conduites créatrices ainsi que le rapport entre l’œuvre et la communauté dans laquelle elle émerge.
Si Carine s’intéresse à l’art et au design en milieu de soins, c’est en raison de leur capacité à transformer l’institution et à la déplacer avec subtilité. L’acte de création est envisagé de manière collaborative, avec la participation active des usagers. Elle cherche à analyser le double mouvement du processus de création des œuvres et de leur capacité à instaurer un nouveau référentiel symbolique et pratique à l’hôpital, sous l’égide de l’hospitalité, dans une démarche de liberté disciplinaire.
Carine avance l’hypothèse que l’instauration artistique de la poétique en milieu de soins engendre quatre motifs principaux : le motif réflexif, le motif relationnel, le motif esthétique et le motif novateur. Pour ce faire, elle a choisi d’analyser, selon un protocole précis, six projets qu’elle a menés au cours de sa carrière, constituant ainsi un corpus de six cahiers de poétique.
Elle souligne que le design d’hospitalité se situe dans une forme d’indiscipline, à la convergence de plusieurs disciplines telles que l’art, le design et la culture. Ces projets agissent comme des agents transformateurs à cette convergence.
Actuellement en post-doctorat à la chaire ARCHIDESSA, Carine poursuit ses recherches sur le design d’hospitalité sous d’autres modalités. Elle préfère le terme « hospitalité » à « Care » car, dans ce dernier, elle perçoit une asymétrie, tandis que l’hospitalité évoque davantage une notion de réciprocité, fondement de la relation humaine.
Elle souligne que le design ne crée pas l’hospitalité, mais peut éventuellement soutenir des relations d’hospitalité. Cependant, le design en lui-même est déjà un facteur d’hospitalité, car les designers ont une conscience aiguë des enjeux sociétaux et interrogent continuellement leur pratique avec éthique.
Ce mouvement de réflexivité, de mise en crise et de reconfiguration dans le monde est précieux pour accompagner les changements profonds de notre société.
[1] https://projekt.unimes.fr/, consulté le 9 mai 2024.
[2] https://www.archidessa.com/, consulté le 9 mai 2024.
[3] https://www.ghu-paris.fr/fr, consulté le 9 mai 2024.
[4] https://www.ghu-paris.fr/fr/le-lab-ah, consulté le 9 mai 2024.
[5] https://www.ch-le-vinatier.fr/ferme, consulté le 9 mai 2024.
[6] https://etablissements-sante-livrelecture.org/wp-content/uploads/2020/06/convention1999.pdf, consulté le 10 mai 2024.
[7] https://www.chu-media.info/article/marseille-capitale-culturelle-2013-lap-hm-en-fete/, consulté le 9 mai 2024.
[8] https://theses.fr/2022STRAC018, consulté le 9 mai 2024.
[9] Valéry P, Cours de poétique (2023) Paris, Gallimard.
http://classiques.uqac.ca/classiques/Valery_paul/varietes/Lecon_1_esthetique_Var_V/cours_de_poetique.pdf, consulté le 9 mai 2024.